RAPT
Le 31 octobre fut une journée grise et froide. Le vent soufflait en rafales. La pluie tombait à verse. Toute la moitié ouest de l’État de Washington entendit l’hiver frapper à sa porte. C’était un temps maussade, le genre de temps où le jour semble un perpétuel crépuscule, un temps propice aux ombres furtives et aux chuintements étouffés, un temps à se blottir au coin du feu avec une boisson chaude et un bon livre, un temps à sursauter au moindre bruit et à voir passer des fantômes. Autrement dit, le temps idéal pour une veille de Toussaint.
Elisabeth déjeunait à la cantine quand une surveillante vint la chercher. Le secrétariat venait de recevoir un coup de téléphone pour elle et son correspondant patientait au bout du fil. La fillette quitta aussitôt la table, en confiant son gâteau au chocolat à la garde de Nita Coles. Elle était si excitée, en revenant, qu’elle en oublia son dessert. Pendant la récréation, elle informa Nita que, finalement, elle se « débrouillerait toute seule » pour aller à la fête de l’école, le soir même, mais qu’elle aurait tout de même besoin de ses parents pour le retour. Nita lui fit remarquer que décidément elle « changeait d’avis comme de chemise », mais promit de faire le nécessaire.
Ben Holiday passa la majeure partie de cette triste journée à faire les magasins de Seattle.
Encore dut-il passer plusieurs heures dans sa chambre de motel, apportant d’incessantes modifications pour que le costume qu’il avait eu tant de mal à trouver ressemble enfin à ce qu’il voulait.
Salica resta alitée toute la journée. Elle était si faible qu’elle avait peine à respirer. Elle eut beau tenter de dissimuler la gravité de son état, Ben ne fut pas dupe. Il eut cependant l’intelligence de n’en rien montrer, s’efforçant de se concentrer sur les préparatifs de la soirée, pour museler son anxiété. Salica lui en fut secrètement reconnaissante.
Quant à Miles Bennett, il avait été envoyé en repérage pour affréter un avion privé et trouver un pilote confirmé qui serait prêt à décoller dans la nuit. Il visita plusieurs aérodromes avant de parvenir à ses fins, puis informa le pilote qu’il aurait quatre passagers et s’envolerait pour la Virginie.
Chacun vaquait donc aux préparatifs de la fête, comme Monsieur Tout-le-monde, à ceci près que, pour Salica, Miles et Ben, cette fête-là n’aurait de fête que le nom…
Le crépuscule surprit la petite troupe en route pour Graum Wythe. La limousine avait depuis longtemps regagné Seattle. Ben conduisait une voiture de location. Salica était assise à l’avant ; Miles, à l’arrière. Le vent hurlait à travers la campagne déserte. Les arbres gesticulaient, telles des sorcières un soir de sabbat. Leurs ombres torturées s’abattaient sur la voiture comme les griffes du diable. Le ciel plombé sombrait dans le gouffre noir de la nuit.
— Ça ne marchera jamais, Doc, lança tout à coup Miles, brisant le silence pesant qui avait envahi le véhicule depuis leur départ.
Ben sourit dans l’ombre. Voilà que son cher associé remettait ça !
— Et pourquoi donc, Miles ?
— Parce qu’il y a trop d’inconnues, trop de données que nous ne pouvons pas maîtriser. J’ai déjà dit ça, hier soir, je sais. Et tu t’en es tiré quand même, d’accord. Mais ce soir, c’est une autre paire de manches. Ce plan-là est cent fois plus dangereux que le premier ! Tu réalises, je suppose, que nous ne savons même pas si Abernathy est bien enfermé dans ces oubliettes, ces cages, ou je ne sais quoi ! Et s’il n’y était pas ? Et, même en admettant qu’il y soit, imagine qu’on ne puisse pas l’en sortir. Et s’ils ont changé les serrures ou caché les clefs ? Et s’ils l’ont transféré ailleurs ? Nom d’un chien, Doc ! Mais dis-moi un peu ce qu’on fera dans ce cas-là !
— On reviendra demain pour faire une nouvelle tentative.
— C’est ça ! Sauf que, demain, ce ne sera plus Halloween, mon vieux ! Alors je serai curieux de savoir comment on s’y prendra ! On attendra Thanksgiving peut-être, pour passer en douce avec la dinde ? À moins que tu ne préfères le 24 décembre, pour jouer les Pères Noël et descendre par la cheminée ?
Ben jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Miles était plutôt comique dans son costume de gorille. Quoiqu’il ne fût pas mal non plus avec son accoutrement de chien qui lui donnait un faux air d’Abernathy !
— Relax, Miles !
— Relax !
Ben imaginait parfaitement la tête de Miles, empourprée jusqu’aux oreilles sous l’épaisse fourrure simiesque.
— Et s’ils font le décompte à l’entrée et à la sortie ? Eh bien, je vais te dire, moi. S’ils font le décompte, on est cuits !
— Je t’ai déjà dit comment gérer ça. Ça va marcher comme sur des roulettes. D’ici à ce qu’ils comprennent ce qui leur arrive, nous serons déjà loin.
Miles bougonna dans son coin, mais se tut. La voiture s’engagea entre les deux monolithes surplombés de puissants projecteurs et Ben emprunta l’allée privée.
— Je préférerais que nous n’emmenions pas Elisabeth, déclara doucement Salica.
— Je sais. Mais nous ne pourrons pas la laisser là-bas ; pas après un coup pareil. Ard Rhi finira bien par découvrir le pot aux roses et plus elle sera loin du château, mieux ça vaudra. Quant à son père, il comprendra quand Miles lui aura expliqué. Ne t’inquiète pas. Nous ferons le maximum pour qu’ils soient en sécurité.
— Hummmpf ! ronchonna Miles. Tu sais quoi ? Tu es complètement timbré, Doc ! Pas étonnant que tu joues les rois de pacotille dans un royaume de conte de fées !
Salica s’était affaissée sur son siège, les yeux clos. Sa respiration chuintante soulevait sa poitrine par saccades. Ben se tourna vers elle, mort d’inquiétude.
— Tu es sûre que tu vas y arriver ?
La sylphide hocha la tête sans répondre.
Ils traversèrent les vignobles, franchirent la colline – ce qui déclencha aussitôt la ronde des projecteurs – puis le mur d’enceinte dont les grilles s’étaient ouvertes à leur approche. Quand la voiture prit la petite route goudronnée qui menait au château, le pont-levis et la herse étaient déjà en mouvement. La forteresse illuminée se découpait lugubrement dans le ciel plombé. Tours et remparts se dressaient comme des spectres surgis de la brume. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise avec un grincement sinistre. Ben conduisait lentement. Il avait la gorge sèche. N’aurait-il pas oublié quelque chose ?
Le bois craqua sous les pneus, quand la voiture passa sur le pont-levis avant de se faufiler entre les mâchoires du portail. Les projecteurs trouaient le rideau de pluie dans la cour intérieure, mais ni les gardes qu’ils avaient aperçus la veille derrière chaque merlon ni les sentinelles en faction au pied des escaliers n’étaient visibles. Ça ne veut pas dire qu’ils ne surveillent pas les environs, conclut Ben, en garant le véhicule au pied des marches.
Ils descendirent de voiture et se précipitèrent vers la porte d’entrée sous la pluie battante, Ben serrant Salica contre lui pour l’empêcher de glisser sur le sol détrempé. Il frappa. Le portier ouvrit aussitôt le lourd vantail de chêne, puis se figea sur le seuil, interloqué.
Un gorille, un chien et une femme verte se tenaient sur le perron.
— Bonsoir, fit Ben, sous sa cagoule de chien. Nous venons chercher Elisabeth pour la conduire à la petite fête que donne l’école Franklin pour Halloween. Je suis Mr. Baker. Voici ma femme, Hélène, et notre ami, Mr. Campbell.
Il avait avalé la moitié des syllabes en prononçant les noms. Moins on se souviendrait d’eux, mieux ce serait.
— Oh ! répondit le portier, qui n’était guère loquace.
Il les fit entrer, les examina, tandis qu’ils s’essuyaient négligemment dans le vestibule, puis se dirigea vers le téléphone mural. Ben retint son souffle. L’homme reposa bientôt le combiné et revint vers eux.
— Miss Elisabeth demande si l’un d’entre vous pourrait l’aider à parachever son déguisement.
— Mais oui, bien sûr, s’empressa de répondre Salica, qui respectait le scénario à la lettre. Je connais le chemin, merci.
Le portier n’avait pas eu le temps d’ouvrir la bouche, qu’elle avait déjà disparu dans l’escalier. Ben et Miles prirent place sur le petit banc de l’entrée. Le portier resta un long moment à les examiner, comme s’il se demandait comment deux adultes sains d’esprit pouvaient bien se laisser convaincre d’endosser pareils accoutrements, puis tourna les talons et s’éloigna dans le couloir.
Ben étouffait sous ses deux costumes. Il était en nage.
Jusque-là, tout va bien, se disait-il.
Salica frappa à la porte d’Elisabeth et attendit. Un petit clown à l’hirsute tignasse orange, au teint blanc et à l’énorme nez rouge ouvrit la porte.
— Ô Salica ! s’exclama aussitôt la fillette à mi-voix, en agrippant la sylphide au poignet pour l’attirer vivement dans sa chambre. Tout va de travers !
Salica la prit calmement par les épaules.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Elisabeth ?
— Mais Abernathy ! Il est… tout drôle. J’suis-des-cendue-dans-les-oubliettes-cet-après-m’en-rev’nant-d’l’école-pour-voir-s’il-allait-bien. Enfin-tu-comprends-j’voulais-vérifier-qu’il-était-toujours-là. J’sais-qu’j’aurais-pas-dû-mais-j’étais-si-inquiète-Salica ! (Dans son affolement, la fillette mangeait la moitié des mots. La sylphide tenta de l’apaiser en lui caressant doucement les épaules.) J’suis-sortie-d’ma-chambre-en-faisant-attention-que-per-sonne-me-voie-et-et-et (Elle hoquetait.) j’suis-des-cendue-par-le-passage-secret… Abernathy-était-bien-là-enfermé-dans-une-cage-avec-tout-plein-de-chaînes-partout ! Ô Salica ! (Elle reprit son souffle.) Il avait l’air si triste ! Il était si sale ! Je l’ai appelé tout bas, mais on dirait qu’il ne me reconnaît pas. Il a baragouiné des trucs si bizarres que j’ai rien compris à rien ! Il était allongé par terre. On dirait qu’il ne peut pas bouger ou s’asseoir ou remuer ou… (Elle éclata en sanglots.) Ô Salica ! Il est malade ! Il est malade ! Il ne peut même plus parler !
La sylphide sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle refoula ses craintes.
— N’aie pas peur, Elisabeth ! dit-elle d’une voix ferme. Conduis-moi auprès de lui. Tout ira bien.
Elles se faufilèrent dans le couloir, fée d’émeraude et petit clown blanc se tenant par la main. Le tic-tac d’une vieille horloge résonnait dans le silence. Un brouhaha de voix leur parvint, assourdi par l’épaisseur des murs. Elisabeth guida Salica jusqu’au placard à balais. Elle y fit entrer la sylphide, puis se glissa à l’intérieur avant de refermer la porte. Elle alluma une lampe de poche et, après quelques mystérieuses manipulations, poussa le fond du placard. Le mur pivota sans bruit. Elles empruntèrent un escalier en colimaçon interrompu par deux paliers successifs, puis traversèrent un petit tunnel obstrué par un mur. Une poignée rouillée était scellée dans la pierre.
— Il est de l’autre côté ! chuchota la fillette.
Elle agrippa la poignée et tira. Un pan de la muraille s’écarta pour offrir une étroite ouverture. L’air fétide s’y engouffra et la sylphide eut un haut-le-cœur. Elle lutta fébrilement contre la nausée, les paupières mi-closes, haletante, s’appuyant au mur pour ne pas s’effondrer.
— Salica ? Ça ne va pas ?
Le petit clown s’était retourné, saisi d’effroi.
— Si, si, murmura faiblement la sylphide.
Pas maintenant, se disait-elle. Oh non ! Pas maintenant ! Encore un petit effort ! Courage ! Elle se redressa pour jeter un coup d’œil par la brèche du mur. La paroi opposée était tapissée de petites cellules sombres, bardées de fer. Des cages ! pensa la sylphide, le cœur serré. Elle perçut un mouvement dans l’une d’elles. Quelque chose se débattait à l’intérieur.
— C’est Abernathy ! déclara la fillette d’une petite voix étranglée.
Salica regarda de droite et de gauche. Personne en vue.
— Y a-t-il des gardes ?
Elisabeth désigna une porte au fond du couloir.
— Là, derrière cette porte. Normalement, il est tout seul.
Salica traversa le couloir, assaillie par un nouvel accès de fièvre et de nausée. Elle avança, sur des jambes qui la portaient à peine, vers la cage d’Abernathy et scruta la pénombre à travers les barreaux. Le chien gisait sur une paillasse souillée. Ses vêtements étaient déchirés. Il avait dû être malade, car il était couvert de vomissures. Sa cage empestait. Un large collier de fer lui enserrait le cou. Une lourde chaîne le retenait au sol.
Le médaillon luisait sur son poitrail maculé.
Abernathy marmonnait d’incompréhensibles plaintes. Des fragments de mots se détachaient d’un discours incohérent. On l’a probablement drogué, conclut Salica.
Elisabeth tendit la main vers elle.
— C’est la clef, Salica, chuchota-t-elle. Mais je ne sais pas si elle marche aussi pour le collier.
La fillette semblait terrorisée. Elle tressaillait de façon irrépressible. Son nez rouge tomba sur le sol. Elle le ramassa d’une main tremblante et le remit maladroitement en place.
Salica avait déjà introduit la clef dans la serrure, quand elles entendirent un raclement métallique au fond du couloir.
Michel Ard Rhi sortit de son bureau, emprunta le couloir pour monter au premier et s’arrêta brutalement dans l’entrée, devant le spectacle du gorille et du chien assis sur le banc. Il semblait ne savoir que penser.
Il les reluqua en silence. Ses deux hôtes firent de même. Nul ne desserra les lèvres.
Ben entendait son cœur cogner à cent à l’heure dans sa poitrine. Il retenait son souffle. Il avait senti Miles se raidir à côté de lui. Soudain, Ard Rhi sembla se remémorer quelque chose.
— Ah oui ! s’exclama-t-il. La fête d’Halloween à l’école ! Vous venez chercher Elisabeth, sans doute ?
Le téléphone sonna au même moment.
Ard Rhi hésita, puis tourna les talons. Le gorille et le chien se regardèrent en silence, une même lueur de soulagement dans les prunelles. Ils l’avaient échappé belle !
Le garde poussa la porte métallique et s’avança à pas lourds dans le couloir. Ses bottes ferrées résonnaient sur la pierre. Il était tout de noir vêtu et portait un pistolet automatique et un trousseau de clefs à la ceinture. Elisabeth se rencogna derrière le mur, tout en hasardant un bref coup d’œil à l’extérieur. Elle s’était aussitôt faufilée par la brèche du passage secret et avait à peine eu le temps de repousser le pan de muraille – se ménageant juste une petite ouverture pour observer les mouvements de l’intrus en catimini – que l’homme en uniforme parvenait déjà à sa hauteur.
Salica n’avait pu courir assez vite. Elle était restée dans le couloir. Mais où était-elle donc ? Aurait-elle réussi à se cacher quelque part ? La fillette ne voyait guère de cachette acceptable en dehors de la sienne. Pourquoi ne la voyait-elle pas ?
Elle suivit des yeux le garde qui s’arrêtait devant la cage d’Abernathy, secouait la grille de la cage pour vérifier qu’elle était solidement fermée, puis rebroussait chemin. Alors qu’il passait devant Elisabeth, son trousseau de clefs se mit à flotter sans un bruit dans les airs. La fillette écarquilla les yeux, médusée. Le garde poursuivait sa route, comme s’il ne se rendait compte de rien. Il atteignit la porte au fond du couloir, sans avoir un tant soit peu ralenti son allure martiale, poussa le vantail et disparut.
Elisabeth jaillit souplement de sa cachette.
— Salica ? souffla-t-elle.
La sylphide se matérialisa à ses côtés, le trousseau de clefs à la main.
— Chuut ! Dépêche-toi ! Nous n’avons plus une minute à perdre !
Elles retournèrent devant la cellule d’Abernathy. Salica ouvrit la porte avec la clef que lui avait donnée Elisabeth et se glissa à l’intérieur à quatre pattes. Elle se pencha sur Abernathy. Les prunelles du scribe étaient dilatées et sa respiration anormalement rapide. Quand elle tenta de le redresser, il s’affala contre elle.
La sylphide fut prise de panique. Abernathy était beaucoup trop lourd pour elle. Même avec l’aide d’Elisabeth, jamais elle ne pourrait le porter. Il fallait trouver un moyen de lui faire reprendre conscience.
— Essaye-les une à une jusqu’à ce que tu trouves la bonne, ordonna-t-elle à la fillette, en lui présentant le trousseau de clefs.
Agenouillées côte à côte, Elisabeth s’acharnait sur le collier d’Abernathy, tandis que Salica lui frottait les pattes, lui palpait le crâne, lui massait les tempes, la nuque… Rien n’y fit. Elle se sentait près de succomber au découragement. Comment faire ? Fallait-il aller chercher Ben ? Mais non ! C’était impossible ! Ce serait ruiner tout leur stratagème ! Et puis, de toute façon, elle n’avait plus assez de temps.
Au bout du compte, elle fit ce que toute sylphide aurait fait en pareil cas : elle eut recours à ses facultés surnaturelles. Elle était trop faible pour invoquer toute la puissance de sa magie, mais elle ferait son possible. Prenant la tête du scribe entre ses mains, elle ferma les yeux et se concentra. Il ne lui restait qu’une seule solution : faire sortir le poison du corps d’Abernathy pour qu’il puisse retrouver ses esprits. Ce qui revenait, bien sûr, à le faire entrer dans le sien. Le choc fut d’une violence inouïe. Le poison s’infiltra dans sa chair comme un venin sous la morsure du serpent. Elle se débattit malgré elle pour lutter contre cette invasion morbide. Mais elle était trop faible. Le poison s’attaqua aussitôt aux piètres défenses que son système déjà ébranlé pouvait encore lui opposer et envahit son organisme comme une déferlante. Une atroce douleur la saisit au cœur. Elle frémit, se détacha brusquement du scribe et se détourna pour vomir dans la paille.
— Salica ! Salica ! s’écria la fillette, affolée.
Le petit masque blanc du clown au nez rouge se pressait contre l’épaule de la sylphide. Salica battit des paupières. Le nez rouge roula sur la paillasse. Elle le suivit des yeux, hagarde. Ses pensées semblaient lui échapper. Tout tournait autour d’elle. Elle se sentait défaillir.
— Salica ! Qu’est-ce que tu fais là ?
La voix d’Abernathy claqua dans sa tête comme un fouet. Elle se redressa subitement. Sauvée ! se dit-elle en ouvrant des yeux stupéfaits sur le scribe penché sur elle.
Ils avaient déjà rejoint le passage secret, quand Elisabeth se frotta le bout du nez et s’aperçut avec horreur de la disparition de son nez rouge. Elle devait l’avoir perdu alors qu’elle libérait Abernathy. On le trouverait forcément. Il fallait absolument le récupérer. Elle songea à faire immédiatement demi-tour, mais se ravisa à temps. Il était trop tard. Salica n’aurait jamais la force de rebrousser chemin. Or, elle ne la laisserait jamais y retourner seule. Elle se mordit la lèvre et se concentra sur son rôle de guide. Elle éclairait les marches pour ses compagnons qui la suivaient dans l’escalier. Abernathy et Salica se raccrochaient l’un à l’autre comme deux naufragés sur le point de sombrer.
— Encore un petit effort, les encouragea-t-elle. On y est presque.
Aucun des deux ne répondit.
Quand ils atteignirent enfin le deuxième étage, la fillette se retourna vers ses amis. Le pinceau de lumière s’arrêta sur le visage de la sylphide : il était blême et ruisselant de sueur. Ses yeux semblaient hagards.
— Ça va aller, souffla Salica, pour rassurer Elisabeth qui la fixait avec une expression de flagrant désarroi.
La fillette ne fit aucun commentaire mais n’en pensa pas moins. Il était évident que ça n’allait pas du tout.
Parvenues dans la chambre, Elisabeth et Salica se précipitèrent sur le scribe pour le nettoyer et le brosser du mieux qu’elles pouvaient. Elles voulurent lui ôter ses hardes, mais il protesta si violemment qu’elles n’osèrent le contrarier. Il condescendit néanmoins à enlever lui-même sa tunique, mais refusa catégoriquement de se séparer de ses chausses et de ses bottes. Ce n’était pas prévu au programme, mais Salica était trop épuisée pour insister. Elle sentait le peu de forces qui lui restait s’amenuiser un peu plus à chaque seconde. Le temps lui était compté. La mort, elle, n’attendrait pas.
Curieux d’ailleurs, se disait-elle. Elle aurait imaginé que la perspective de mourir l’effraierait davantage.
Le téléphone mural du vestibule sonnait désespérément dans le vide. Pour Miles et Ben, il sembla sonner une éternité avant que le portier ne daigne répondre.
— Miss Elisabeth me prie de vous dire qu’elle descend immédiatement.
— Pas trop tôt ! maugréa Miles entre ses dents.
L’homme s’attarda un instant, puis disparut dans le couloir.
— J’y vais, chuchota Ben.
Il se leva, entrebâilla la porte et s’éclipsa en silence. Il descendit les marches du perron quatre à quatre, s’engouffra à l’arrière de la voiture, ôta son costume de chien en deux temps trois mouvements, le jeta sur le plancher, se redressa pour placer le masque glissé sous le siège avant sur son visage, sortit du véhicule et rejoignit sa place sur le banc de l’entrée comme une fusée.
À peine s’était-il assis que le portier réapparaissait dans le vestibule. Il fronça les sourcils en apercevant le squelette à tête de mort qui tenait désormais compagnie au gorille.
— Mr. Andrews s’est lassé d’attendre dans la voiture, expliqua posément Miles, en désignant son voisin. Mr. Baker est monté chercher Elisabeth et sa femme.
Le portier hocha la tête d’un air absent, le regard toujours rivé sur le masque mortuaire. Il semblait sur le point de dire quelque chose, quand Elisabeth apparut, suivie de la femme verte et du chien. Hélène Baker était d’une pâleur cadavérique et semblait manifestement sur le point de s’évanouir.
— Nous voilà prêts, John ! claironna Elisabeth, à l’intention du portier. Et nous sommes très en retard, ajouta-t-elle en rejoignant la porte d’entrée à grandes enjambées. (Elle agita le petit sac à dos qu’elle tenait à la main.) Au fait, j’ai oublié de dire à Michel que je dormais chez Nita Coles. Vous lui direz pour moi, n’est-ce pas ? Merci, John.
L’homme afficha un sourire figé et salua l’enfant d’un petit signe de tête. Le gorille, le squelette, le chien, la femme verte et le petit clown blanc sortirent sans demander leur reste.
Le portier les regarda sortir d’un air songeur. Curieux, se disait-il. Il n’avait pas remarqué que le chien portait un pantalon et des bottes en entrant.
Quand Ben gara la voiture sur le parking de l’école Franklin, une nuée de sorcières, de loups-garous, de fantômes, de diablotins, de punks en herbe et autres horreurs envahissaient la cour, jaillissant de partout, courant, hurlant, sortant des voitures comme des diables de leur boîte, pour se réfugier sous le porche festonné de citrouilles illuminées, dans une hystérie collective digne d’antiques bacchanales. La pluie tombait toujours à verse. Ce n’était assurément pas un temps à faire la quête aux friandises. Le traditionnel : « Un bonbon ou le bâton » des enfants déguisés ne serait guère de mise. Halloween ne ferait pas recette cette année. Il y aurait plus d’un petit chenapan désappointé.
Ben serra le frein à main et se tourna vers Elisabeth.
— C’est l’heure des adieux, mouflette !
Elisabeth hocha la tête. Même le grimage clownesque ne put cacher sa détresse.
— J’aimerais tellement venir avec vous.
— Pas cette fois, ma puce. (Ben lui fit un large sourire.) Tu sais ce qu’il te reste à faire. Après la soirée, je veux dire ?
— Je sais, répondit la fillette d’un ton plaintif. Je rentre avec Nita et ses parents et je reste chez eux jusqu’à ce que papa vienne me chercher.
— Parfait. Mr. Bennett mettra ton papa au courant de ce qui s’est passé ce soir. Quoi qu’il arrive, ne retourne pas au château, compris ?
— O.K. Au revoir, Ben. Au revoir, Salica. (Elle passa les bras autour du cou de la sylphide pour l’embrasser. Salica lui rendit son baiser et lui sourit, incapable de dire un mot, tant elle souffrait.) Ça va aller ? demanda timidement la fillette.
La sylphide opina en silence, fit un colossal effort pour serrer Elisabeth contre sa poitrine et l’embrasser une seconde fois, puis lui ouvrit la portière. Ben n’avait jamais vu sa compagne si mal en point, pas même quand les démons l’avaient capturée pour l’emprisonner dans le gouffre d’Abaddon. Là non plus elle n’avait pu subir sa métamorphose en temps voulu. Pourtant, elle n’avait jamais porté cet intolérable masque de douleur. Son inquiétude et son impatience de rentrer à Landover ne s’en accrurent que davantage.
— Au revoir, Abernathy.
Le chien avait pris place à l’arrière, aux côtés de Miles. La fillette s’était agenouillée sur le siège avant pour le regarder. Elle sembla sur le point d’ajouter quelque chose, se mordit la lèvre et se contenta d’un : « Tu me manqueras » pathétique.
— Toi aussi, tu me manqueras, Elisabeth, répondit Abernathy d’une voix voilée par l’émotion.
Pour la fillette, ce fut le coup de grâce. Elle bondit hors de la voiture et se précipita vers le porche de l’école, le visage baigné de larmes.
Ben attendit qu’elle soit à l’intérieur pour faire demi-tour.
— Sire, je ne sais comment vous remercier, déclara Abernathy, tandis que la voiture filait vers l’ouest. Sans vous, je serais sans doute déjà mort.
Obnubilé par les souffrances qu’endurait silencieusement sa compagne, Ben se concentrait sur la route. Il avait toutes les peines du monde à ne pas coller le pied au plancher.
— Je suis désolé que tu aies dû en passer par là, répondit-il. Questor est tout aussi navré, je peux te l’assurer.
— Cela me paraît plus difficile à croire, grogna le scribe, qui semblait avoir retrouvé toute sa tête.
L’effet des stupéfiants s’était rapidement dissipé. Abernathy n’en gardait guère qu’une incoercible envie de dormir. Salica n’aurait pu en dire autant.
Ben appuya malgré lui sur l’accélérateur.
— Il n’avait d’autre intention que de t’aider, je te le rappelle.
— Comme s’il savait ce que veut dire ce mot ! bougonna le scribe. (Il se tut un instant pour ruminer sa rancœur.) Au fait… Tenez ! (Il avait enlevé la chaîne pendue à son cou et la passait autour du cou de son souverain.) Je me sentirai nettement mieux en sachant que le médaillon est désormais à la place qu’il n’aurait jamais dû quitter, Votre Majesté.
Ben ne répondit pas, mais il en éprouvait un égal soulagement, si ce n’est plus.
Le véhicule atteignit l’autoroute vingt minutes plus tard et prit la direction du sud. L’averse se mua bientôt en petite bruine. Le ciel semblait se dégager à l’horizon. L’aérodrome n’était plus qu’à une demi-heure de trajet.
Ben sentit la main de Salica étreindre la sienne. Il la serra doucement, en priant le ciel pour qu’un peu de son énergie puisse ainsi passer dans le corps de sa compagne.
Une voiture les doubla. Sur le siège avant, une femme se retourna au passage pour les observer. Elle écarquilla les yeux au spectacle d’un squelette, d’un gorille, d’un chien et d’une femme verte assis dans une automobile filant à toute allure. Elle se pencha vers le conducteur, sans doute pour lui faire part de ses commentaires, et la voiture prit une brutale accélération.
Ben avait tout oublié de son accoutrement. Il songea une seconde à s’arrêter pour que tous puissent se changer, mais se ravisa. Ils n’en avaient plus le temps. Et puis, après tout, c’était Halloween. Les gens costumés seraient légion, surtout à Seattle. Il l’avait lu dans le journal, ce matin : toutes proportions gardées, Halloween était pour Seattle ce que le Carnaval était à Rio.
Quand les premières lumières annoncèrent la périphérie de la ville, Ben souffla un peu. La pluie avait cessé. Ils n’étaient plus qu’à quelques minutes de leur destination. Il regarda se profiler les gratte-ciel et s’autorisa un soupir de soulagement. Pour la première fois depuis le début de cette aventure, il sentait l’approche d’un heureux dénouement.
C’est à ce moment précis qu’il aperçut le gyrophare dans le rétroviseur.
— Oh, oh ! murmura-t-il.
La voiture de police se rapprochait à toute vitesse. Il ralentit pour se garer sur la bande d’arrêt d’urgence. La voiture de police se rangea derrière lui.
— Qu’est-ce qui se passe, Doc ? demanda Miles. Tu roulais au-dessus de la limitation, ou quoi ?
Ben sentit son estomac se nouer.
— Je ne crois pas.
Il gardait les yeux braqués sur le rétroviseur. Le policier tenait un émetteur radio à la main. Une seconde voiture de police se gara derrière la première. Le policier de la première voiture sortit, s’approcha de la portière et jeta un coup d’œil à Ben à travers la vitre. Son visage ne laissait rien entrevoir de ses intentions. Ben baissa la vitre.
— Votre permis de conduire, s’il vous plaît.
Ben porta automatiquement la main à l’emplacement de sa poche de veston et réalisa avec horreur qu’il ne l’avait pas.
— Je ne l’ai pas sur moi, Monsieur l’agent. Mais je peux vous affirmer que tout est en ordre. Cette voiture a été louée au nom de Mr. Bennett, plaida-t-il en désignant Miles de la main.
Miles tentait vainement de retirer sa cagoule de gorille. Elle restait désespérément coincée dans l’encolure du costume.
Le policier opina.
— Avez-vous une pièce d’identité ?
— Heu… Mr. Bennett en a une.
— Absolument, Monsieur l’agent, s’empressa de confirmer Miles. Juste là, sous ce fichu… Bon sang ! Si je pouvais seulement…
Il se débattait dans sa fourrure simiesque. Le policier jeta alors un coup d’œil au reste de la troupe, puis son regard revint se poser sur Ben.
— Je suis désolé, mais je vais être obligé de vous demander de me suivre, Sir, annonça-t-il froidement. Vous quitterez le stationnement derrière ma voiture. Notre second véhicule vous escortera.
Ben sentit son sang se glacer dans ses veines.
— Je suis avocat, Monsieur l’agent. Aurions-nous commis quelque délit ?
Le policier secoua la tête.
— Pas que je sache, en dehors du fait que vous conduisez sans permis. Ce qui vous vaudra déjà une amende. Il faut également que je vérifie la provenance de votre véhicule.
— Mais…
— Il semble qu’il y ait un autre petit problème à régler. Suivez-moi, s’il vous plaît.
Il tourna les talons, sans un mot d’explication, et se dirigea vers sa voiture.
Ben s’effondra sur son siège.
— On est refaits, Ben, souffla Miles dans son dos. Comment va-t-on se sortir de là ?
Ben secoua la tête, accablé. Il n’en avait pas la moindre idée.